1800 Vagues

Nouvelle de Bruno Bernier

L’œil ne voit tout d’abord qu’une étendue de sable blanc et très pur, de brèves étincelles qui renvoient des éclats de soleil. Des milliers de grains de sable, des couleurs infinies dans leur gradation. Puis l’œil se lève et la plage apparaît, immense, une vraie plage avec du sable et la mer qui nargue tranquillement à côté.

Sur le sable, des dessins, des traces de pas, compliquées semblant avoir été laissées par des êtres féroces. L’œil s’interroge, se gratte la tête qu’il n’a pas, se demande ce qui a pu laisser des traces semblables sur cette plage déserte. Un unijambiste peut-être, traînant son pilon, ou un animal inconnu. En fait, c’est très simple, ces traces ont été laissées par une femme, juste une femme qui pleure. Oui, une femme qui pleure et dont les pas s’inscrivent dans le sable, mêlés des gouttes lourdes de ses larmes. Elle est là, la femme, grande, élancée et dressée face à la mer. L’eau ruisselle sur son visage. Elle contemple la mer et compte les vagues. Pourquoi cette femme face à cette immense étendue d’eau?
Question fort intéressante. Pour y répondre, l’œil doit revenir en arrière, suivre les pas de la femme tracés dans le sable, en sens inverse. Bref, l’œil revient en arrière. Le sable défile à toute allure, son apparence brisée par les empreintes des doux pieds de la tendre créature.
Les empreintes quittent le sable, ou plutôt c’est le sable qui s’interrompt pour laisser la place à un chemin de cailloux.

Le chemin est bordé de buissons verts de gris et épineux. L’œil alterne dans la vision des deux
parois végétales, puis décide de suivre le chemin.
Il distingue, par endroits, des gouttes d’eau espacées qui s’évaporent lentement, traces de larmes. Le chemin se déroule, bruit du vent dans les buissons, tâches de lumière solaire. L’œil s’impatiente, quand au loin, mais pas trop, apparaît un village mignon et rustique. Presque un typique village de pêcheurs. Mais pas une seule antenne de télévision, ni un seul câble électrique tendu entre deux poteaux, l’œil comprend qu’il est loin dans le passé, que ce qu’il est train de voir vient d’hier.

Il arrive dans le village, place chauffée à blanc, l’air vibre et déforme les façades. Sur un banc, deux hommes aux cheveux blancs, aux fortes moustaches, au visage buriné et mat, de vrais marins de carte postale. Ils parlent, l’œil ne comprend pas ce qu’ils disent. Il s’approche, il voit leurs bouches de plus en plus près. Leurs mots se transforment en image. Les bouches deviennent nuit et cette nuit s’éclaire peu à peu. La même place, des torches qui brûlent au devant des maisons, un grand feu au milieu. Des tables, des bancs. Sur les tables des cruches, des verres, sur les bancs, des hommes et des femmes qui boivent.

Chants, rires et cris. Des hommes et des femmes dansent. L’œil comprend qu’il assiste à la  grande fête du village. tous les habitants sont là, petits, grands, maris, femmes, jeunes vierges, vieux célibataires, sorcières, pères de famille, curés, cabaretier et servantes. Bref, tout le monde est là. L’orchestre du village aussi. Guitares, tambours, accordéon, flûtes. Une piste de danse informelle, au centre de la place. Parmi les danseurs, la femme que l’œil a vue sur la plage. Mais ici, en ce moment, elle ne pleure pas. Son visage est radieux, sourire jusqu’au fond de son regard tandis qu’elle vire et volte au gras de son cavalier. Un jeune homme mince, aux dents qui lui font une balafre blanche, un immense sourire.

Il danse avec elle puis avec sa sœur, la sœur de la femme, en alternance. Il passe des bras de l’une pour enlacer la taille de l’autre, avec toujours le même éblouissant sourire. Les deux sœurs se sourient aussi, elles s’aiment, elles l’aiment. L’œil comprend tout. Les danses continuent, tandis que le jeune homme boit avec ses amis, les deux sœurs se prennent par les mains et se regardent au fond des yeux, en même temps, elles s’exclament :
- Tu sais, il m’a demandé de l’épouser.

Elles se regardent et éclatent de rire toutes les deux. Le bal se termine. Les habitants rentrent peu à peu chez eux. Les flammes diminuent. Le beau jeune homme et les deux sœurs s’éloignent ensemble, prennent le même chemin que l’œil a emprunté. Ils vont vers la plage.

Sur la plage, assis, l’homme au milieu des deux femmes qu’il tient par la taille. Ils parlent, le bruit des vagues couvre leurs paroles. La bouche du jeune homme passe d’une bouche à l’autre. Soupirs. Ils discutent, laquelle choisira-t-il? Il les aime autant l’une que l’autre. Elles aussi l’aiment autant l’une que l’autre. Comment trancher? Tirer au sort, non ce ne serait pas juste .
Choisir la plus belle? A ses yeux, elles sont aussi belles l’une que l’autre.
Il propose une solution, il va se cacher, puis la première qui le retrouvera, l’épousera. Les deux femmes, non plus sœurs, mais rivales s’épient et comptent ensemble tandis qu’il part en courant. Il faut compter jusqu’à mille huit cent.

Elles cherchent. Elles courent dans les champs autour du village, fouillent les bateaux. En vain, elles n’osent se séparer de crainte que l’autre ne le trouve la première.
Soudain, la femme se retrouve seule, sa soeur n’est plus là, elle retourne en arrière en courant. Elle passe le long des maisons et l’appelle, crie, rien, pas un bruit. Maintenant, elle doit chercher deux êtres qu’elle aime, sa sœur et l’homme.
Elle se demande si sa sœur a trouvé l’amour. Elle continue de chercher jusqu’à l’aube.
Elle ne les trouve pas.
Au matin, elle apprend que le bateau de l’homme manque au port. Sa sœur ne rentre pas à la maison. Elle non plus, elle erre le long de la mer, un sourire triste sur ses lèvres.
L’œil la revoit quelques jours plus tard, elle marche tristement dans sa longue tunique.
Soudain, des cris, des gens courent vers la plage. elle se joint à eux. Ils sont là, leurs corps enlacés, couchés sur le sable. Dans leurs cheveux, des algues fines et délicates. Au fond de leurs yeux, l’immensité de la mer. Sur leurs bouches flotte un sourire commun de bonheur enfin trouvé. Les habitants du village emmènent leurs deux corps enlacés. La femme reste seule sur la plage. Elle pleure maintenant, sourire triste. Ses lèvres remuent. Elle compte. Bientôt elle aura compté mille huit cent vagues, elle pourra alors les chercher, les rejoindre. Leurs visages dans sa mémoire, elle danse, ils sont assis sur la plage. Il les embrasse tendrement, tour à tour. Ses lèvres remuent, mille sept cent quatre vingt. Un pas vers le mer, une autre vague, une autre larme. Un autre pas, une autre vague, une autre larme. Un autre pas, une autre larme, l’eau mouille ses pieds, un autre pas. Vague à vague, pas à pas, la femme pénètre la mer. Elle la recouvre, mille huit cent vagues, ses cheveux, tâche sombre, fleur de mer.


Puis l’œil ne voit plus que des vagues, des vagues, toujours des vagues.

FIN

 

  
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