L’œil ne voit tout d’abord
qu’une étendue de sable blanc et très pur, de
brèves étincelles qui renvoient des éclats de
soleil. Des milliers de grains de sable, des couleurs
infinies dans leur gradation. Puis l’œil se
lève et la plage apparaît, immense, une vraie plage
avec du sable et la mer qui nargue tranquillement à
côté.
Sur le sable, des dessins, des
traces de pas, compliquées semblant avoir été
laissées par des êtres féroces. L’œil s’interroge,
se gratte la tête qu’il n’a pas, se
demande ce qui a pu laisser des traces semblables sur
cette plage déserte. Un unijambiste peut-être, traînant
son pilon, ou un animal inconnu. En fait, c’est
très simple, ces traces ont été laissées par une
femme, juste une femme qui pleure. Oui, une femme qui
pleure et dont les pas s’inscrivent dans le
sable, mêlés des gouttes lourdes de ses larmes.
Elle est là, la femme, grande, élancée et dressée
face à la mer. L’eau ruisselle sur son visage.
Elle contemple la mer et compte les vagues. Pourquoi
cette femme face à cette immense étendue d’eau?
Question fort intéressante. Pour y répondre, l’œil
doit revenir en arrière, suivre les pas de la femme
tracés dans le sable, en sens inverse. Bref, l’œil
revient en arrière. Le sable défile à toute allure,
son apparence brisée par les empreintes des doux
pieds de la tendre créature.
Les empreintes quittent le sable, ou plutôt c’est
le sable qui s’interrompt pour laisser la place
à un chemin de cailloux.
Le chemin est bordé de buissons verts de gris et épineux.
L’œil alterne dans la vision des deux
parois végétales, puis décide de suivre le chemin.
Il distingue, par endroits, des gouttes d’eau
espacées qui s’évaporent lentement, traces de
larmes. Le chemin se déroule, bruit du vent dans les
buissons, tâches de lumière solaire. L’œil
s’impatiente, quand au loin, mais pas trop,
apparaît un village mignon et rustique. Presque un
typique village de pêcheurs. Mais pas une seule
antenne de télévision, ni un seul câble électrique
tendu entre deux poteaux, l’œil comprend qu’il
est loin dans le passé, que ce qu’il est train
de voir vient d’hier.
Il arrive dans le village, place chauffée à blanc,
l’air vibre et déforme les façades. Sur un
banc, deux hommes aux cheveux blancs, aux fortes
moustaches, au visage buriné et mat, de vrais marins
de carte postale. Ils parlent, l’œil ne
comprend pas ce qu’ils disent. Il s’approche,
il voit leurs bouches de plus en plus près. Leurs
mots se transforment en image. Les bouches deviennent
nuit et cette nuit s’éclaire peu à peu. La même
place, des torches qui brûlent au devant des maisons,
un grand feu au milieu. Des tables, des bancs. Sur
les tables des cruches, des verres, sur les bancs,
des hommes et des femmes qui boivent.
Chants, rires et cris. Des hommes
et des femmes dansent. L’œil comprend qu’il
assiste à la grande fête du village. tous les
habitants sont là, petits, grands, maris, femmes,
jeunes vierges, vieux célibataires, sorcières, pères
de famille, curés, cabaretier et servantes. Bref,
tout le monde est là. L’orchestre du village
aussi. Guitares, tambours, accordéon, flûtes. Une
piste de danse informelle, au centre de la place.
Parmi les danseurs, la femme que l’œil a
vue sur la plage. Mais ici, en ce moment, elle ne
pleure pas. Son visage est radieux, sourire jusqu’au
fond de son regard tandis qu’elle vire et volte
au gras de son cavalier. Un jeune homme mince, aux
dents qui lui font une balafre blanche, un immense
sourire.
Il danse avec elle puis avec sa sœur,
la sœur de la femme, en alternance. Il passe des
bras de l’une pour enlacer la taille de l’autre,
avec toujours le même éblouissant sourire. Les deux
sœurs se sourient aussi, elles s’aiment,
elles l’aiment. L’œil comprend tout.
Les danses continuent, tandis que le jeune homme boit
avec ses amis, les deux sœurs se prennent par
les mains et se regardent au fond des yeux, en même
temps, elles s’exclament :
- Tu sais, il m’a demandé de l’épouser.
Elles se regardent et éclatent de
rire toutes les deux. Le bal se termine. Les
habitants rentrent peu à peu chez eux. Les flammes
diminuent. Le beau jeune homme et les deux sœurs
s’éloignent ensemble, prennent le même chemin
que l’œil a emprunté. Ils vont vers la
plage.
Sur la plage, assis, l’homme
au milieu des deux femmes qu’il tient par la
taille. Ils parlent, le bruit des vagues couvre leurs
paroles. La bouche du jeune homme passe d’une
bouche à l’autre. Soupirs. Ils discutent,
laquelle choisira-t-il? Il les aime autant l’une
que l’autre. Elles aussi l’aiment autant l’une
que l’autre. Comment trancher? Tirer au sort,
non ce ne serait pas juste .
Choisir la plus belle? A ses yeux, elles sont aussi
belles l’une que l’autre.
Il propose une solution, il va se cacher, puis la
première qui le retrouvera, l’épousera. Les
deux femmes, non plus sœurs, mais rivales s’épient
et comptent ensemble tandis qu’il part en
courant. Il faut compter jusqu’à mille huit
cent.
Elles cherchent. Elles courent dans
les champs autour du village, fouillent les bateaux.
En vain, elles n’osent se séparer de crainte
que l’autre ne le trouve la première.
Soudain, la femme se retrouve seule, sa soeur n’est
plus là, elle retourne en arrière en courant. Elle
passe le long des maisons et l’appelle, crie,
rien, pas un bruit. Maintenant, elle doit chercher
deux êtres qu’elle aime, sa sœur et l’homme.
Elle se demande si sa sœur a trouvé l’amour.
Elle continue de chercher jusqu’à l’aube.
Elle ne les trouve pas.
Au matin, elle apprend que le bateau de l’homme
manque au port. Sa sœur ne rentre pas à la
maison. Elle non plus, elle erre le long de la mer,
un sourire triste sur ses lèvres.
L’œil la revoit quelques jours plus tard,
elle marche tristement dans sa longue tunique.
Soudain, des cris, des gens courent vers la plage.
elle se joint à eux. Ils sont là, leurs corps enlacés,
couchés sur le sable. Dans leurs cheveux, des algues
fines et délicates. Au fond de leurs yeux, l’immensité
de la mer. Sur leurs bouches flotte un sourire commun
de bonheur enfin trouvé. Les habitants du village
emmènent leurs deux corps enlacés. La femme reste
seule sur la plage. Elle pleure maintenant, sourire
triste. Ses lèvres remuent. Elle compte. Bientôt
elle aura compté mille huit cent vagues, elle pourra
alors les chercher, les rejoindre. Leurs visages dans
sa mémoire, elle danse, ils sont assis sur la plage.
Il les embrasse tendrement, tour à tour. Ses lèvres
remuent, mille sept cent quatre vingt. Un pas vers le
mer, une autre vague, une autre larme. Un autre pas,
une autre vague, une autre larme. Un autre pas, une
autre larme, l’eau mouille ses pieds, un autre
pas. Vague à vague, pas à pas, la femme pénètre
la mer. Elle la recouvre, mille huit cent vagues, ses
cheveux, tâche sombre, fleur de mer.
Puis l’œil ne voit plus que des vagues, des
vagues, toujours des vagues.